SET THE CONTROL FOR THE HURT OF THE SUN, 2016

Galerie Cédric Bacqueville, Lille,
Exposition personnelle / Solo exhibition.
21.05.16 > 25.06.16.
© photo :Alexandre Lard.

« mais ce qui m’a le plus surpris, c’est combien j’étais prêt à la transformation de la forêt les arbres cristallins pendus telles des icônes en ces cavernes illuminées, les gaines gemmées des feuilles, fondues dans un treillis de prismes, à travers lequel le soleil créait mille arcs-en-ciel, les oiseaux et les crocodiles figés, pareils à des bêtes héraldiques aux postures grotesques, sculptées dans le jade ou le quartz… Le plus remarquable, c’est la facilité avec laquelle j’ai accepté toutes ces merveilles comme faisant partie de l’ordre naturel des choses, du dessein interne de l’Univers. »1

Dans son roman La Forêt de Cristal, l’écrivain britannique JG Ballard rêve en 1966 une apocalypse littéralement sublime : parce que le temps s’est mis à « fuir » dans un univers parvenu à ses limites, atomes et molécules réagissent par une « sursaturation » de matière et se répliquent indéfiniment, comme pour conjurer ce qui semble être, dans tous les sens du terme, une « fin » du monde. Ainsi transfigurés, démultipliés, devenus miroirs d’eux-mêmes, plantes, animaux et éléments de quelque forêt tropicale africaine se font pierres précieuses, amas de matière proliférante et prismatique. Voilà le monde voué à se transformer en un joyau total, étincelant et statufié. Nulle alarme, mais plutôt de l’émerveillement sinon une résignation presque joyeuse chez les premiers témoins de cette pétrification radieuse qui bientôt les transfigure et se fait promesse d’éternité.

Face aux flamboyantes coulures et aux iridescentes translucidités qui peuplent les dessins précieux et foisonnants de Qubo Gas, on ne peut s’empêcher de penser que leur patient et minutieux travail « à plusieurs mains » relève d’une semblable magie de l’accumulation, d’une pareille alchimie de la répétition, d’une jumelle fantasmagorie de la saturation.

Car les Qubo Gas sont eux-mêmes une accumulation –ou, plus justement, un collectif : plusieurs artistes qui tiennent lieu d’un seul –mais dont l’agglomération des talents et des personnalités débouche sur un processus créatif unique. En l’occurrence, la rencontre du dessin et de l’outil informatique, le croisement de plusieurs techniques, de différentes iconographies. Le dessin se fait parfois collage. L’ordinateur guide de temps à autre la main. Aux filtres et aux calques dont regorge tout programme de traitement d’images, au copier-coller et au « sampling » répondent les transparences et les dissimulations, les fusions de couleurs et les mélanges de traits.

Sous le grattement de la plume et dans l’errance du pinceau, au bout du crayon ou à la pointe du feutre, de reprise en recouvrement, par confrontation comme par osmose, s’est peu-à-peu créé ce qui prend toutes les apparences d’un monde en soi, à la fois végétal et aérien, diapré et fluide, exubérant et organique.

Tout comme la ballardienne Forêt de Cristal, le monde des Qubo Gas est un monde gagné par la saturation, mangé par sa propre sublimation, magnifié par sa progressive déclinaison. Comme une sorte de bijou graphique, de la feuille de papier aux murs, de la presse du graveur aux écrans, il se répète, se déploie, s’obsède dans sa luxuriante surabondance.

À moins qu’il ne s’agisse d’un de ces « sur-mondes » en lesquels André Malraux voyait le monde de l’œuvre d’art comme ultime vérité. Si les œuvres des Qubo Gas semblent en effet tellement ancrées dans la forme et le médium, si elles prennent les apparences d’étonnants exercices de style dessinés, si elles déclinent avec abondance et vivacité un vocabulaire éclatant de couleurs chatoyantes et de formes mouvantes, c’est sans doute parce qu’elles parviennent ainsi à toucher l’essence de l’œuvre d’art et en quelque sorte son sur-monde. Le confirme leur nature éminemment baroque. Baroques, les Qubo Gas ? Certainement.

Par le caractère « végétal » de leur univers, d’abord. Caractère auquel on ne saurait les réduire, qui pourtant paraît essentiel dans leur démarche. Parce qu’ils ne nient pas leur lien à l’estampe japonaise, et parce que ce « végétalisme » (abordé par le commissaire et critique d’art Yves Brochard) les relie justement aux images du monde flottant 2. Mais aussi parce que leurs forêts encrées invoquent un thème iconographique fameux : celui, avant tout biblique, de l’hortus conclusus, jardin enclos sublime, parfait et inviolable et vision du Paradis3. C’est là que fait justement irruption le baroque, qu’Eugenio d’Ors savait, depuis sa visite au Jardin botanique de Coimbra, « secrètement animé par la nostalgie du Paradis perdu »4.

Par leur rapport à la musique, ensuite. Il est dense, essentiel. Parce qu’ils vivent et travaillent en musique, elle inspire les Qubo Gas jusque dans le titre de leurs œuvres. Parce qu’ils la pratiquent aussi à un certain niveau, elle nourrit logiquement leurs dessins. Entre musique et création plastique, la frontière est, chez eux, plus que jamais ténue. Rien ne tend davantage à la musique que les œuvres des Qubo Gas ; elles en sont délicieusement contaminées, légères, comme grisées. Il suffit alors de s’en remettre de nouveau à Eugenio d’Ors : « De même que toute sensibilité baroque tend au panthéisme, toute
calligraphie baroque tend à la musique. »5

Preuve semble ainsi faite de leur nature baroque, qui bientôt nous ramène dans la Forêt de Cristal. Avec, une nouvelle et dernière fois, Eugenio d’Ors, et sa vision du baroque comme une « constante historique », chargée d’ « immortalité »6 : immortalité de ces exubérances canopéennes ; immortalité de ces expansives boutures chromatiques ; immortalité de ces figures muettes et indistinctes, comme fondues en d’infinies cristallisation de transparences. Suspendues dans leur splendeur liquide, ces œuvres semblent s’émouvoir d’un air baroque que les Qubo Gas ont su, à leur manière, rejouer.

Nicolas Valains

1 JG Ballard, La Forêt de Cristal, 1966, réédité en Folio par Gallimard en 2015
2 « Dans les salles j’examine attentivement les estampes des séries des grandes et petites fleurs, le voyage au fil des cascades des différentes provinces… Alors, bien sûr, j’y trouve des points communs avec leur travail, en premier lieu ce que François Cheng a magistralement montré (même si c’est à propos cette fois de l’art Chinois) sur la fonction active du vide, de la polarité… Dans l’œuvre de Qubo Gas, il y a des pleins, des vides, des traits, des zones, une couleur ou beaucoup de couleurs… Les éléments ont été pris dans le mouvement même du temps, “Les figures dansent autour de nous.” », Yves Brochard, Communiqué de presse pour l’exposition Swingin’ Safari, du 6 septembre au 11 octobre 2008, Galerie Anne Barrault.
3 « Le jardin virtuel de Qubo Gas initié en 2003-2004 est une chose défendue, du sauvage, de l’herbe folle bien protégé. […] L’hortus conclusus, c’est le jardin clos de la Renaissance, symbole de la virginité mariale, une image du paradis, une perfection. […] S’il peut être interprété comme le fantasme d’une nature recomposée et rejouée selon un scénario d’anticipation, le jardin clos de Qubo Gas offre surtout une surface de projection spirituelle, la conception d’un espace mental de reconfiguration au monde », Bénédicte Ramade, KAKEMONO, Paris, 2006.
4 Eugenio d’Ors, Du baroque, 1935, réédité en Folio par Gallimard en 2000, p.31.
5 Op.cit, p.106.
6 Op.cit, p.135.